d- Les hydravions belge au lac Tanganika

 Nous sommes permis de reproduire ici ce très bon texte de JP Sonck. Magnifiquement documenté, il ne lui manque que des photos d'illustrations...que vous pourrez, au demeurant, trouver dans le blog.

2014
Les hydravions belges du Tanganyika
par jean-pierre Sonck

Les hydravions belge au tanganiyka Mail10


L’attaque allemande
Quelques jours après l’offensive allemande en Europe, les forces du colonel Von Lettow-Vorbeck, gouverneur de l’Afrique Orientale Allemande (Deutsches Ost Afrika ou DOA), franchirent la frontière du Congo Belge. Le 15 août 1914, elles s’emparèrent de l’île d’Idjwi sur le lac Kivu malgré la neutralité de notre colonie. Les Allemands se heurtèrent à une résistance vigoureuse des soldats de la Force Publique qui repoussa plusieurs attaques. Leur flottille basée à Kigoma entreprit des actions offensives le long de la rive belge du lac Tanganyika. Le 22 août 1914, le bateau « Hedwig von Wissmann », un petit vapeur de 100 tonnes armé d’un canon de 37 mm, forçait à l’échouage le vapeur de 90 tonnes « Alexandre Delcommune » de la flotte du « Chemin de Fer des Grands Lacs » (CFL). Il coula également quelques embarcations et des pirogues indigènes en rade de la Lukuga. En réponse à ces actes d’hostilité, le gouvernement belge replié en France décida de participer à la lutte aux côtés des alliés et un contingent de soldats congolais de la Force Publique fut envoyé au Cameroun. Il combattit les Allemands avec les troupes coloniales françaises, tandis que les Anglais de Rhodésie recevait l’aide de deux bataillons de la Force Publique. Le 20 octobre 1914, le lieutenant de Marine Goor fut commissionné capitaine-commandant de la Force Publique et reçut la mission d’organiser la flottille du Tanganyika à Kalemie (Albertville). Le gouvernement belge s'était réfugié en France et depuis le port du Havre, où le ministère des Colonies avait trouvé refuge, le ministre Jules Renkin décida la constitution d’une véritable armée pour s’opposer aux forces ennemies de la DOA.
Il ordonna l’envoi au Congo Belge du personnel d’encadrement et du matériel nécessaires à la formation de deux brigades indigènes à deux régiments et une batterie d’artillerie, auxquelles s’ajouta un régiment supplémentaire destiné à la défense du Tanganyika et dénommé « Détachement des Lacs ». Cet ensemble de troupes, au nombre de 7.000 Congolais et de 700 Belges, fut constitué au cours de l’année suivante et placé sous le commandement du Général Major Tombeur. Face à cette armée, les forces du Général Von Lettow-Vorbecck avaient presque quadruplé depuis 1914. Elles comptaient 14.000 askari baptisés schutztruppe, des Africains encadrés par des officiers et sous-officiers allemands et entraînés selon les standards en vigueur dans l’armée prussienne. Deux raiders réussirent à forcer le blocus et apportèrent à Von Lettow-Vorbecck de l’armement et des munitions pour renforcer ses troupes tandis que les canons de 105 mm récupérés sur l’épave du « Koenigsberg » étaient installés sur affût mobile et intégrés dans ses batteries d’artillerie. Il ne reçut aucun renfort d’Allemagne et l’unique assistance en hommes qu’il put obtenir provenait des 320 hommes d’équipage du « Koenigsberg », un croiseur de la marine impériale de 3400 tonnes détruit par les Anglais le 11 juillet 1915 dans l’estuaire de la Rufiji, et des équipages des navires hydrographes « Möwe » et « planet ». Une partie de ces marins allemands fut envoyés par le chemin de fer du Tanganyikabahn à Kigoma pour former l’équipage du « Graf von Götzen ». Ce navire à vapeur de 70 mètres de long et de 800 tonnes fut armé d’un canon à tir rapide de 105 mm provenant du croiseur « Koenigsberg ». A l’arrière, il était armé d’un canon de 88 mm et des mitrailleuses et un canon léger de 37 mm étaient installés sur la passerelle. Ainsi équipé, le « Graf von Götzen » (1) rejoignit la flottille de la place forte de Kigoma, constituée du « Kingani » de 45 tonnes et du « Hedwig von Wissmann ». Il permit aux Allemands de conserver la supériorité sur la marine belge du lac Tanganyika.
La maîtrise des lacs

Les hydravions belge au tanganiyka Short_10
Le principal souci du général major Tombeur était de détruire la flottille allemande et à diverses reprises, il envoya des dépêches au QG/FP de Boma et au Havre, réclamant avec insistance des moyens pour avoir la maîtrise des lacs Kivu et Tanganyika. Dans une de ses dépêches, datée du 15 juin 1915 et réceptionnée au ministère des Colonies 24 heures plus tard, il demandait des vedettes lance-torpilles, un sous-marin et des hydravions. Le ministre Renkin résolut de la satisfaire et cette demande suivit son cours. Grâce à ses relations privilégiées avec les Anglais, le capitaine-commandant de Bueger, ancien colonial et aviateur d’hydravion expérimenté, avait reçu un hydravion Farman du Royal Naval Air Service avec lequel il effectuait régulièrement des patrouilles sur la côte belge en 1915. Il fut convoqué le 21 novembre par le ministre des Colonies et lui assura qu’il était possible d’employer l’aviation en Afrique Centrale. Il reçut la mission d’organiser et de diriger l’expédition d’une escadrille d’hydravions au Katanga. En vue de cette mission, le commandant de Bueger recruta trois pilotes, le lt Orta et les slt Behaeghe et Castiau, deux observateurs, les slt Russchaert et Colignon, trois mécaniciens et deux menuisiers d’aviation, puis il se mit à la recherche du matériel nécessaire. L’aéronautique française ne croyait guère au succès d’une telle entreprise, mais à Londres, les membres du Conseil de l’Amirauté avaient été alertés par les dangers que faisait courir la flottille allemande à la Fédération de Rhodésies-Nyassaland et ils convoquèrent le cdt de Bueger pour lui permettre d’exposer son projet.
A l’issue de cette réunion, le chef de la mission reçut un appui inconditionnel et fut autorisé à puiser dans les réserves du Royal Naval Air Service. Son choix se porta sur l’hydravion Short 827 Admiralty qui avait démontré dès 1914 le rôle prépondérant qu’il pouvait jouer au sein de la marine anglaise. C’était un monomoteur biplan caractérisé par deux plans inégaux de 18 mètres d’envergure qui pouvaient se replier le long du fuselage. L’empennage horizontal était constitué par un plan rectangulaire auquel était articulé deux volets de gauchissement. Sur le dessus du fuselage était monté une quille de dérive triangulaire en arrière de laquelle était articulé un grand gouvernail vertical. Un petit flotteur, servant à soutenir l’arrière de l’appareil durant l’amerrissage ou en cas de cabrage, était suspendu sous la queue. Deux grands flotteurs catamarans de trois mètres de long et de 0,52 de large étaient fixés au fuselage par des traverses et deux petits flotteurs d’ailes soutenaient l’hydravion en cas d’amerrissage penché. L’hydravion Short 827 à moteur Sunbean Nubian de 150 ch possédait de bonnes qualités de vol et atteignait la vitesse maximum de 125 km/h. Il avait plus de quatre heures d’autonomie en vol de croisière et son centrage parfait lui assurait une excellente tenue sur l’eau. Le Short pouvait emporter 1000 kg de charge et était armé d’une mitrailleuse Lewis calibre 303 avec cinq chargeurs-tambours de 97 coups dans l’habitacle. Sans perdre de temps, le cdt de Bueger obtint l’aide nécessaire du Royal Naval Air Service pour démonter et mettre en caisses quatre hydravion Short portant les numéros 3093, 3094, 3095 et 8219. Deux moteurs de rechange, de la toile d’avion et des pièces de rechange faisaient partie de ce chargement. Il comprenait huit caisses par hydravion, marquées du numéro de série de chaque appareil afin d’en faciliter l’assemblage à l’arrivée. Quarante jours plus tard, ces caisses furent embarquées à Falmouth à bord du navire « Anversville », un paquebot de 7694 tonnes appartenant à la Compagnie Belge Maritime du Congo dans lequel les membres de l’escadrille prirent également place. Le navire belge chargea également une TSF, le matériel électrique nécessaire aux travaux de mécanique et de menuiserie, trois mille bombes légères de 65 livres et de 16 livres, des munitions, des touques d’essence, d’huile et de pétrole, puis il prit la mer le 7 janvier 1916 et fit escale à La Rochelle pour compléter le chargement.
En route vers le Katanga

Les hydravions belge au tanganiyka Short_11
Trois jours après et alors que le navire terminait la traversée du golfe de Gascogne, un incendie se déclara sur le pont arrière où étaient stockés des milliers de litres de carburant et il fallut en jeter une partie à la mer. Heureusement, les caisses d’hydravions et le chargement de munitions arrimés dans la cale arrière ne furent pas atteints. Le voyage se poursuivit sans autre incident et le 4 février, l’Anversville fit escale à Boma, qui était à l’époque la capitale du Congo Belge. Deux jours plus tard, il accosta au port de Matadi et déchargea le contenu de ses cales pendant que le commandant de Bueger prenait contact avec les services du chemin de fer du Congo. C’est alors que les difficultés commencèrent, car les locomotives reliant ce port à Léopoldville (Kinshasa) par 400 km de voies étroites, avaient une capacité limitée à trois wagon, chargés chacun d’un maximum de dix tonnes. Le chef de la mission organisa le transport suivant un ordre convenu, de manière à ce que chaque hydravion arrive au complet au terme du trajet à Kalemie (Albertville), situé à 2850 kilomètres et où devait également parvenir 50.000 litres de carburant et mille litres d’huile pour les avions, ainsi que le chargement de munitions destiné en grande partie à la Force Publique. Dès qu’ils étaient transportés au-delà des cataractes du fleuve Congo à Léopoldville, les différents chargements devaient être déchargés, puis embarqués sur un bateau fluvial pour remonter le fleuve Congo vers Stanleyville (Kisangani). Le 7 février 1916, le cdt de Bueger accompagna les caisses de l’hydravion « 3093 » vers Léopoldville. Il était accompagné de quatre membres de l’escadrille : le pilote Behaeghe, l’observateur Colignon, le mécanicien Poncelet et un menuisier, laissant aux cinq autres membres le soin d’organiser l’envoi dans un ordre méthodique des chargements suivants.
Près de trois mois furent nécessaires pour amener les caisses du premier hydravion à leur but, car à partir de Stanleyville, où ils arrivèrent le 7 mars, le transport exploité par le « Chemin de Fer des Grands Lacs » (CFL) s’effectuait alternativement par le rail sur la rive gauche du fleuve Lualaba jusqu’à Ponthierville (125 km), puis sur le bief moyen du fleuve jusqu’à Kindu (320 km), d’où il fallait recharger sur voie ferrée jusqu’à Kongolo (355 km). De cette localité portuaire du Lualaba, le chargement reprenait la voie fluviale jusqu’à Kabalo (75 km). Enfin, une liaison ferroviaire du CFL de 273 kilomètres aboutissait à Kalemie (Albertville). On imagine aisément le casse-tête représenté par ces nombreuses ruptures de charges. Kalemie avait été fondée en 1891 à l’embouchure de la Lukuga. Cette cité était devenue en 1914 la base du Détachement des Lacs pour la campagne de l’est africain. Une jetée fut mise en construction pour permettre la création d’un port et après l’arrivée du chemin de fer CFL en 1915, elle ne cessa de prendre de l’importance au point de vue stratégique. Sa défense fut assurée par deux canons d’artillerie de marine de 160 mm, une batterie de 75 mm et des pièces de marine de 76 mm. Dès son arrivée au bord du lac Tanganyika, le cdt de Bueger se présenta au QG du colonel Moulaert, chef du Détachement des Lacs, auquel son escadrille serait rattachée. Ce détachement de la FP avait établi ses quartiers au poste militaire de la Lukuga, où le cdt de Bueger songeait construire sa base d’hydravion, mais la vue du lac Tanganyika le fit changer d’avis. Ce lac est une véritable mer intérieure de 650 km sur 40 à 80 de large, soit une superficie plus grande que la Belgique, et le vent y soulève une forte houle. Le chef de la mission pensa un moment l’établir dans la baie de Burton, en face d’Usumbura, mais elle était trop éloignée de Kalemie (Albertville).

La base aéronavale

Le Cdt Jadot, chef du service de Génie du Détachement des Lacs, mis à sa disposition par le colonel Moulaert, proposa au cdt de Bueger le lac de Tongwe proche du camp de Mtoa, à trente kilomètres de la rivière Lukuga. Ce petit lac aux eaux calmes était l’endroit idéal, car il était séparé du Tanganyika par une petite bande de terre et ses berges à faible inclinaison en ferait une base parfaite pour la mission d’aviation. Il suffisait de creuser un canal pour permettre au baleinnières du Cdt Goor d’y accéder avec leur chargement. Dès le six avril, l’officier du Génie fixa les repères de la future implantation et trois jours plus tard, 180 indigènes de Mtoa et des alentours furent réquisitionnés pour défricher une aire de 400 sur 150 mètres en bord de rive qu’il fallut niveler ensuite. Le 12 avril, pendant que d’autres chargements partaient vers Kalemie (Albertville), le Cdt de Bueger et les membres de l’équipe qui l’avaient accompagné s’installèrent sous la tente au bord du lac Tongwe. Les jours suivants, le chef de la mission surveilla la construction de la base aéronavale qui comprenait des logements destinés au personnel navigant et non-navigant, le bureau de l’escadrille, un atelier mécanique et une menuiserie, quatre hangars pour les hydravions, des dépôts pour les bombes et les munitions, des réservoirs pour le carburant d’aviation et un plan incliné constitué de madriers et de planches pour la mise à l’eau des appareils. Une chaloupe à moteur fut démontée et remise à l’eau sur le lac Tongwe en attendant le creusement du canal. Les ouvriers congolais recrutés pour ces travaux construisirent également leurs propres logements et ceux du peloton de la Force Publique destiné à protéger la base. Ils employaient le matériel fourni par la région environnante, troncs d’arbres et paille et les briques étaient fabriquées sur place et séchées au soleil.

Après l’érection des hangars, les caisses contenant l’hydravion « 3093 » furent amenées de Kalemie (Albertville) avec les moyens du bord : les canots à moteur « Mimi » et « Toutou » de la flottille anglaise remorquant les baleinières. Les plus grosses caisses contenant le fuselage et les ailes furent transportées sur deux barcasses accolées, munies d’un plancher faisant radeau et tirées par le bateau « Le Vengeur », ex-« Alexandre Delcommune ». Il avait été remis en état et armé d’un canon de 76 mm. Il fallut opérer le transport de nuit pour éviter d’éveiller la curiosité des espions allemands et les caisses les plus encombrantes arrivèrent à la base de Mtoa entre le 23 avril et le 17 mai 1916. Dès l’ouverture des caisses numérotées « 3093 », le sous-lieutenant Behaeghe et les sous-officiers mécaniciens et menuisiers de l’escadrille tentèrent l’assemblage du premier hydravion Short, un appareil qu’ils connaissaient sommairement. Certaines pièces du moteur étaient en mauvais état, des tendeurs étaient rouillés et la toile était abîmée par le voyage. Le montage du fuselage et des flotteurs principaux du « 3093 » fut terminé fin avril grâce au matériel de rechange amené à bon port par les mécaniciens De Roo et Teeuwen et l’aide de quelques indigènes et d’un palan. D’autres chargements parvinrent ensuite avec les pilotes Orta et Castiau convoyant les caisses des appareils « 3094 » et « 3095 » dont ils étaient titulaires et celles de l’hydravion de réserve « 8219 ». Afin de faciliter le transport des caisses vers les hangars et pour suppléer au manque de chariots pour la mise à l’eau, un petit chemin de fer Decauville fut construit en peu de jours sous les directives du cdt Jadot.
Les hydravions belge au tanganiyka Short_12
Préparation des raids aériens

Le 13 mai, l’hydravion « 3093 » placé sur son chariot reçut son moteur et les mécaniciens firent des essais de mise en route. Le lendemain, dès que l’appareil fut muni de ses ailes aux couleurs belges, des soldats et des ouvriers congolais le poussèrent vers la rive du lac Tongwe où il fut mis à l’eau. Lorsque le pilote Behaeghe augmenta les gaz du moteur pour s’élancer sur le lac et prendre son envol contre le vent, tous les Congolais disparurent comme par enchantement, effrayés par cette monstrueuse machine volante qui ronflait bruyamment. Le Slt Aimé Behaeghe effectua également un vol solitaire le lendemain, puis il se rendit avec le Cdt De Bueger à Kalemie où son hydravion se posa sur la rade, acclamé par la population de la localité portuaire. Le mauvais temps y bloqua l’appareil durant douze jours et il fallut y réparer un des flotteurs. Outre les améliorations qu’ils avaient apporté à l’hydravion « 3093 », les sous-officiers avaient remonté l’appareil « 3094 » et pendant que l’on réparait son appareil à Kalemie, le Slt Behaeghe retourna à Mtoa le 24 mai pour un vol d’essai sur le Short « 3094 » de Tony Orta. Le 26 mai, il revint à la base avec son hydravion, puis il effectua un second essai sur l’appareil du Lt Orta le lendemain. Le 29 mai, le pilote Behaeghe et l’observateur Collignon s’envolèrent à pleine charge, avec deux bombes de 65 livres et du combustible pour quatre heures de vol. Le jour suivant, les pilotes débutèrent les vols d’entraînement au bombardement qui se déroulèrent parfaitement malgré l’altitude du lac : 785 mètres. Le 31 mai suivant, le lieutenant Tony Orta démontra les qualités de l’hydravion Short devant le colonel Moulaert venu en inspection à Mtoa et lui donna son baptême de l’air. L’offensive terrestre contre les forces allemandes la DOA avait été déclenchée le 18 avril 1916 et l’ensemble des troupes placées sous le commandement du général major Tombeur y participait, soit les brigades Nord et Sud à deux régiments et le « Détachement des Lacs ».
Cette unité se subdivisait ainsi :
- les ouvrages de défense du Tanganyika (artillerie de marine, etc..)
- la flottille du lac
- l’escadrille d’hydravions
- le corps de débarquement constitué du 6e bataillon FP

L’ennemi avait déjà prouvé son audace et afin d’assurer la sécurité de la base de Mtoa, le colonel Moulaert y détacha une batterie de canons de 75 mm Krupp qui fut mise en position face au lac et entourée de retranchements d’infanterie. Le 1er juin, alors que le montage du « 3095 » était en cours, le colonel Moulaert ordonna le bombardement des navires en rade de Kigoma. Malheureusement le lendemain, l’hydravion « 3094 » du slt Orta heurta un tronc d’arbre et se brisa. L’appareil fut renfloué à l’aide d’un palan fixé sur une des baleinières et ramené à terre pour être réparé. Il fut impossible de lancer des missions les jours suivants suite à l’absence totale de vent. Le 11 juin au soir, la brise se leva et le pilote Behaeghe demanda au colonel Moulaert d’effectuer une mission de bombardement. Il partit vers 17h15 avec l’observateur Colignon dans le « 3093 ». L’objectif était situé à 125 km de la base et à mi-chemin, ils survolèrent « Le Vengeur » qui les avait précédé sur le même itinéraire pour intervenir en cas de panne. A trente kilomètres de leur but, le moteur toussa et s’arrêta. L’avion se posa sur le lac et il fut repéré par les fusées de détresse tirées par l’équipage. L’hydravion fut pris en remorque par le bateau et ramené à la base le lendemain matin vers sept heures. Les mécaniciens examinèrent le moteur et découvrirent la cause de la panne : deux bouchons purgeurs avaient cédés. Dès la remise en état, une nouvelle mission fut lancée vers 18h00 avec le même équipage qui eut plus de chance, car il survola le port de Kigoma et l’observateur Colignon réussit à lâcher à basse altitude deux projectiles de 65 livres sur le navire allemand « Graf von Götzen », malgré les tirs de défense contre avions. Un des engins explosa sur le gaillard arrière et fit taire une mitrailleuse et le canon de 88 mm, tandis que la poupe du navire se mit à brûler.
Il vida ensuite les chargeurs circulaires de sa Lewis sur les positions ennemies, jetant la panique parmi les défenseurs. Une panne survenue lors du retour faillit tourner à la catastrophe, car un des flotteurs était percé de balles, mais par chance « Le Vengeur » aperçut les dernières fusées tirées par l’équipage et brûla les feux pour le rejoindre. L’appareil réapparut le lendemain à la base de Mtoa, remorqué par son ange gardien. Les aviateurs firent leur rapport au cdt de Bueger qui le transmit immédiatement au QG de la Lukuga par un porteur de dépêches. Ce rapport de mission enthousiasma le Col Moulaert qui cita l’équipage à l’ordre du jour de ses troupes (2). Quinze jours plus tard, le problème des bouchons-purgeurs fut résolu par les techniciens des ateliers CFL de Kindu qui en fabriquèrent de plus solides, ainsi que des radiateurs supplémentaires qui furent ajoutés sur le flanc du fuselage de chaque appareil, car la chaleur était généralement la cause de ces pannes.

La capture de Kigoma
A partir du 25 juin 1916, le troisième appareil numéroté « 3095 » du pilote Castiau et de l’observateur Russchaert fut intégré au sein de l’escadrille et les équipages s’entraînèrent en formation au-dessus du lac, perfectionnant leur entraînement avec simulation de lancer de bombes. Ils s’exercèrent également à l’observation aérienne au moyen d’un appareil de téléphotographie reçut le 22 juin et pour lequel un laboratoire de développement avait été construit. Les premières plaques développées après la mission de reconnaissance effectuée le 9 juillet par Orta et Castiau montrèrent avec précision le port ennemi et les positions de défenses défendues par une importante artillerie dont un des 105 mm du Koenigsberg. Le chef de l’escadrille put aviser le QG que le « Graf von Götzen » était toujours à flot et qu’un autre navire amené en pièces détachées de Dar es Salaam, l’« Adjudant », était en cours d’armement. La base s’enrichit d’une station de TSF et c’est par ce moyen que le Cdt de Bueger apprit au QG de la Lukuga que le Short endommagé par le pilote Tony Orta le 2 juin était prêt. C’était une bonne nouvelle et l’Etat Major décida d’intensifier les missions de bombardement dès le 12 juillet pour soutenir l’offensive terrestre progressant du nord et du sud vers Kigoma. Ce jour là, un épais brouillard força malheureusement les appareils à rebrousser chemin vers la base et le « 3095 » de Castiau et Russchaert fut endommagé à l’amerrissage. Il fut immobilisé jusqu’au 30 juillet et l’hydravion 8219, tenu en réserve et baptisé « Quand Même », fut remonté. Le temps s’améliora le 17 juillet et deux Short s’envolèrent à 14h30 vers Kigoma pour une nouvelle mission, l’un avait huit bombes de 12,5 livres et l’autre deux bombes de 65 livres. Les appareils survolèrent l’objectif et les observateurs lâchèrent leur chargement d’engins explosifs. Grâce à une très faible défense contre avions, les équipages purent observer le port à leur aise après le bombardement et de retour à la base de Mtoa vers 17h15, ils signalèrent que le « Graf von Götzen » semblait désarmé, que le remorqueur « Adjudant » gisait sur son flanc, touché par les bombes et que des ouvrages fortifiés étaient en construction. Le lendemain, un nouveau raid permit d’attaquer ces fortifications et d’incendier un dépôt de carburant. Les appareils lâchèrent ensuite des milliers de tracts en swahili pour inviter les askari à se rendre.
Une reconnaissance photo effectuée le 20 juillet permit la découverte de nouveaux objectifs. Trois jours plus tard, les équipages des hydravions découvrirent la ville totalement abandonnée par ses défenseurs, tandis que les navires de la flottille s’étaient sabordés. Les troupes congolaises qui progressaient vers Kigoma avaient un excellent moral, car le bruit s’était répandu que l’ennemi était attaqué par d’énormes oiseaux lançant le feu du ciel ! Kigoma fut occupée le 27 juillet sans combats par les troupes du LtCol Thomas, chef du 2e régiment de la brigade Sud. Le 10 août suivant, l’escadrille au complet s’envola de la base de Mtoa et se posa dans le port de la ville conquise où ses membres furent reçus par le Col Olsen, chef de la brigade Sud, qui les félicita pour leur action. Il leur confia qu’à chacune de leurs attaques aériennes, ses troupes avaient senti fondre la résistance ennemie. Sans autres objectifs à attaquer, la présence des hydravions devenait inutile et les appareils furent à nouveau démontés et mis en caisse. Epuisé par ses nombreuses missions, Aimé Behaeghe fut évacué vers l’hôpital de Niemba où il décéda. Son corps demeura sur la terre d’Afrique, tandis que ses camarades regagnaient la France et reprenait du service à Calais où l’aéronautique belge les mit en action avec leur Short contre les Uboot. L’escadrille reçut ensuite des hydravions Schreck FBA modèle « H » à moteur Hispano-Suiza dont un exemplaire est visible à la section de l’Air du MRA. L’observateur Léon Colignon ne survécut pas à la guerre et disparut au cours d’une mission sur le front de l’Yser.
FIN

(1) Le « Graf von Götzen » et le « Hedwig von Wissmann » portaient le nom d’anciens gouverneurs de la DOA.
(2) Le sous-lieutenant Behaeghe et le lieutenant Colignon furent également cité à l’odre du jour des troupes par le général Tombeur et ils furent décorés de la Croix de guerre par le Roi Albert sur proposition du ministre Renkin et il se virent également décerner des décorations africaines.
Bibliographie
- « La campagne Anglo-Belge de l’Afrique Orientale Allemande », par Charles Stiénon.
- « Histoire de l’aviation Force Publique », par Daniel Despas dans le Nsango ya Bisu.
- « Les avions belges en Afrique Orientale » par Patrick Laureau dans Histoire et Maquettisme

Revenir en haut Aller en bas

f- La bande dessinée du Scénariste Christophe Cassiau-Haurie et du Dessinateur Barly Baruti

 




La rencontre de deux hommes, dans une guerre qui n’est pas la leur.


En Afrique centrale durant la Première Guerre mondiale, l’aviateur Gaston Mercier, lieutenant de l’armée royale belge, est chargé de couler un cuirassé allemand sur le lac Tanganyika. Pour en découvrir la position exacte, on lui assigne un guide un peu particulier... Ce dernier, un métis énigmatique en kilt qui semble beaucoup plus instruit que les autres autochtones, prétend être le fils du célèbre explorateur David Livingstone. Petit à petit, alors que la guerre entre puissances coloniales belge et allemande fait rage au cœur du continent noir, le jeune pilote belge va essayer d’en apprendre un peu plus sur l’histoire de cet homme qu’on appelle « Madame Livingstone ».


S'appuyant sur un récit d’Apollo, Christophe Cassiau-Haurie mêle ici aventure et amitié sur fond de Première Guerre mondiale en Afrique. L’exotisme des lieux y est magnifiquement restitué par le dessin de Barly Baruti, en couleurs directes. L’album sera en outre prolongé d’un cahier bonus de 16 pages éclairant sur le contexte historique.

Voir aussi > https://www.flickr.com/photos/pgkivu/52008092296/in/dateposted/

a - "Le conflit frontalier germano-congolais de la Ruzizi Kivu (1895-1910) : disputé par l’Etat indépendant du Congo, hérité par la Belgique, gagné par l’Allemagne"

Lecocq, Hans-Joachim.


 De 1895 à 1910, la frontière dans la région de la Ruzizi-Kivu, entre l’État indépendant du Congo – puis le Congo belge – et l’Afrique orientale allemande, est le sujet d’un différend frontalier. Le Congo revendique comme frontière celle définie par la déclaration de neutralité de 1885. L’Allemagne désire déplacer la frontière vers l’ouest afin qu’elle corresponde au cours de la rivière Ruzizi et aux rives du lac Kivu. L’Etat indépendant du Congo ne souhaite pas abandonner cette région à l’Allemagne qu’il occupe. La révolte de l’expédition Dhanis, en 1896, a pour conséquence d’obliger l’EIC à abandonner ses positions dans la Ruzizi-Kivu. L’Allemagne en profite pour s’installer sur le terrain qu’elle revendique. De retour dans la région fin 1899, les officiers congolais sont contraints de négocier pour se réinstaller de l’autre côté de la rivière. La région litigieuse est placée sous un statut spécial où l’Allemagne jouit des droits de souveraineté tant qu’une solution diplomatique définitive n’aboutit pas. L’État indépendant de Léopold II est contraint à négocier, mais aucun accord ne se dégage. En 1908, la Belgique hérite du litige en même temps que le Congo. Consciente de sa position d’infériorité et de son besoin d’appui sur la scène internationale, elle décide de satisfaire l’Allemagne. La frontière orientale est réglée au cours d’une conférence en 1910 entre la Belgique, l’Allemagne et la Grande-Bretagne.







Répartition des îles du lac Kivu entre Belges et Allemands

1911.
Les Allemands étaient maîtres du lac Kivu et du lac Tanganyika, mais ils n’occupèrent jamais le moindre pouce de terrain du côté congolais. L’île d’Idjwi était le seul point du territoire occupé par l’ennemi. Pour mémoire, une convention signée le 4 juin 1911, par la Belgique et l’Allemagne, avait laissé aux Allemands les îles de Kikaya, Gombo, Kumenie et Wau Wau (en vert sur la carte), et aux Belges les îles Iwinza, Nyamarongo (en jaune), Kitanga et Idjwi (hors carte, plus au nord).

Mgr Victor Roelens, vicaire apostolique du Haut Congo, écrit dans ses souvenirs que le premier acte d’hostilité sur le Kivu avait été la capture d’une baleinière belge où deux Blancs avaient été faits prisonniers et une vingtaine de Noirs s’étaient noyés. Dès le début, les Allemands avaient la maîtrise du lac Kivu, grâce à une barque à moteur, propriété des missionnaires protestants allemands établis encore sur l’île d’Idjwi. Mgr Roelens de se demander d’ailleurs pourquoi les Belges n’avaient pas réquisitionné cette embarcation dès la déclaration de la guerre (Roelens 1948 : 138-139).

Le second fait de guerre fut la prise de l’île d’Idjwi même. Il fait à ce propos le récit suivant:
Elle (l’île Idjwi) était gardée par 2 Blancs et 50 soldats. Comme on manquait de troupes pour la défendre, on avait résolu de l’abandonner. Ordre fut donné de l’évacuer, et la seule baleinière qui restait aux Belges fut envoyée pour amener les troupes. L’ordre vint trop tard.
Grâce à la connivence des missionnaires allemands, qui y étaient restés (c’est du moins ce qu’on a assuré), les Allemands, débarqués dans l’île, attirèrent les Belges hors de leur fort en simulant une attaque par eau, les prirent à revers, et les forcèrent à se rendre. La baleinière allait ainsi grossir la flottille allemande .

Remarque :La carte (ici plus haut) utilisée pour illustrer le texte est une Carte du Ruanda-Urundi au 1/100000 . Base = carte militaire belge de 1937, reprise et complétée par l'Us Army en 1942...que je (pgkivu) me suis permis d'adapter.
On y voit que les limites actuelles (++++) entre la RDC et le Rwanda respectent celles de la convention signée en 1911 entre la Belgique et l'Allemagne.




g - La guerre de 1914-1918 au Burundi

La guerre de 1914-1918 au Burundi (pages 127 à 151) 

par  Jean-Pierre Chrétien

Au début du xxe siècle, il ne semblait guère imaginable que ce petit royaume africain niché sur ses montagnes dominant la rive nord-est du lac Tanganyika, à peine connu de l’Europe vingt ans plus tôt, puisse être concerné par un conflit européen né entre la vallée du Rhin et les Balkans. Sur le « continent noir » tout juste colonisé, les Européens semblaient en général faire bon ménage, au sein des sociétés missionnaires, dans les entreprises commerciales ou dans le cadre les cercles de réflexion en matière africaniste et « civilisatrice ». Les Blancs, si peu nombreux dans la plupart des cas, pouvaient-ils d’ailleurs se permettre de se diviser ouvertement si loin de chez eux ? Au Burundi, face à environ deux millions d’habitants, les colonisateurs allemands n’étaient guère plus d’une vingtaine. Que les calculs de Berlin, de Bruxelles ou de Londres puissent prendre en compte à l’époque ce coin du monde avait, avant la lettre, quelque chose de surréaliste.

2Comme Marc Michel le note [1][1]Marc Michel, L’Afrique dans l’engrenage de la Grande Guerre…, on crut longtemps à la perspective d’une « neutralisation » des colonies. Raison de plus pour le Burundi qui se trouvait dans l’espace dit du « bassin conventionnel du Congo », défini par les Puissances dans l’Acte de Berlin de 1885 : cette vaste zone, qui recouvrait toute l’Afrique centrale de l’Atlantique à l’océan Indien, était un espace de libre circulation où, en cas de guerre (chapitre III, article 11), « les parties belligérantes renonceraient à étendre les hostilités aux territoires ainsi neutralisés, aussi bien qu’à les faire servir de base à des opérations de guerre » [2][2]Henri Brunschwig, Le partage de l’Afrique noire, Paris,….

3Quand le conflit mondial éclate à l’été de 1914, on ne peut dire que les « buts de guerre » aient vraiment concerné l’Afrique, sauf dans des milieux restreints et surtout en Allemagne où le chancelier Bethmann-Hollweg publie en septembre un mémorandum où il reprend le rêve d’une Mittelafrika allemande du Cameroun au Mozambique [3][3]Marc Michel, op. cit., p. 17. Voir aussi Fritz Fischer, Les…. Dans cette vision, le Burundi, avec le Rwanda, pouvait représenter une sorte de tête de pont face au Congo belge. Mais la réalité était beaucoup plus modeste.

4C’est précisément cette réalité du conflit mondial sur le terrain africain, c’est-à-dire la situation vécue au Burundi en 1916 qui nous intéresse ici. Pour la reconstituer et l’analyser, nous nous appuyons sur les archives des puissances coloniales concernées, essentiellement les dossiers consultables aux Archives africaines de Bruxelles, d’une part des dossiers de l’ancienne administration allemande et d’autre part ceux de l’administration belge, en particulier ceux de la Force publique du Congo. Nous disposons aussi des archives des Pères Blancs, consultables à Rome, essentiellement les diaires (des cahiers manuscrits au jour le jour) des différents postes missionnaires burundais, qui relevaient alors du vicariat apostolique du Kivu. Enfin, nous avons utilisé les acquis des enquêtes orales que nous avons menées entre 1966 et 1991 dans les différentes régions du Burundi sur l’histoire de ce pays à la fin du xixe siècle et au début du xxe, soit, pour cette période de guerre, une quarantaine d’interviews enregistrés, transcrits et traduits, sur le millier de témoins que nous avions interrogés [4][4]Entre 1966 et 1971, j’étais professeur à l’École normale….


1. Le Burundi en 1914

Une Résidence au nord-ouest de l’Afrique orientale allemande

5L’ancien royaume du Burundi était tombé sous le contrôle allemand depuis l’accord germano-britannique de 1890 qui avait organisé sur le papier le partage de l’Afrique orientale. Il avait été effectivement occupé depuis les années 1896-1903 par la Schutztruppe, l’armée coloniale de la Deutsch-Ostafrika[5][5]Cette colonie, fondée entre 1885 et 1890, regroupait les États…. En 1906, les trois districts du Nord-Ouest de ce vaste Territoire, à savoir ceux de Bukoba (sur la rive ouest du lac Victoria), du Rwanda et du Burundi, avaient été placés sous un régime d’administration indirecte inspiré du modèle anglais en Ouganda [6][6]John Iliffe, A Modern History of Tanganyika,…. Les royaumes de cette région se trouvèrent donc placés sous l’autorité de trois « résidents ». Celui du Burundi était installé sur les bords du Tanganyika, au poste militaire d’Usumbura (actuelle Bujumbura). Il fallut attendre 1912 pour qu’une capitale de cette résidence soit créée au centre du pays à Gitega. En 1914, les travaux de construction n’y étaient pas terminés [7][7]Jean-Pierre Chrétien, Gitega capitale du Burundi…, op. cit..

Une frontière coloniale récente et fragile

6La situation régionale était cependant stratégique. En effet la moitié de la population du Territoire allemand de l’Afrique orientale vivait dans ces trois Résidences, un poids démographique qu’il fallait gérer face aux frontières de l’Ouganda britannique et du Congo belge, à plus de 1000 km de Dar-es-Salaam, la capitale de la colonie située sur les bords de l’Océan Indien.

7Le Burundi et le Rwanda en particulier étaient voisins du Congo, dont la frontière orientale n’avait été officiellement fixée qu’en 1910, après des années de contestations sur le terrain [8][8]William Roger Louis, Ruanda-Urundi. 1884-1919, Oxford,…. Au Burundi, elle suivait le cours de la rivière Rusizi du lac Kivu au lac Tanganyika. Les rapports avec l’État du Congo léopoldien avaient longtemps été très tendus. Sa cession à la Belgique en 1908 avait détendu l’atmosphère.

8Mais, pour mesurer le caractère délicat de cette situation, il ne faut pas oublier le poids des distances. En février 1914, le « chemin de fer central » allemand vient juste d’être achevé : il relie Dar-es-Salaam à Kigoma sur le lac Tanganyika [9][9]Jean-Pierre Chrétien, « Le ’ désenclavement’ de la région des…. Ensuite une liaison mensuelle est en principe assurée sur le lac vers Usumbura, puis il faut 3 à 4 jours pour atteindre Gitega par porteur. Les rapports de l’époque estiment à un mois le délai d’acheminement d’un courrier entre l’Allemagne et Gitega. Le télégraphe n’atteignit Ujiji (près de Kigoma) qu’au début de la guerre. Vers l’ouest, les communications à travers le Congo restaient beaucoup plus sommaires et plus lentes. Les responsables locaux, tant belges qu’allemands, doivent donc souvent décider sans attendre l’avis de leurs supérieurs lointains.

Deux ans de « drôle de guerre »

9De juillet 1914 à mai 1916, les forces belges et allemandes s’observent, même si, rapidement, plusieurs incidents font s’évanouir les espoirs de neutralité nourris notamment par les Belges [10][10]Sans oublier la violation de la neutralité belge en Europe !. Le gouverneur de Deutsch-Ostafrika, Heinrich Schnee, plutôt pacifiste, souhaitait que l’Afrique reste hors du conflit. Mais le vrai chef de la colonie, en ce temps de guerre, était le commandant la Schutztruppe, le colonel Paul von Lettow-Vorbeck. Le programme de ce dernier était de fixer les troupes anglaises en Afrique pour qu’elles n’aillent pas combattre en Europe. Dans ce cadre, il accordait la priorité au front du nord-est de la colonie, d’où il pouvait menacer le chemin de fer britannique reliant Mombasa à l’Ouganda à travers le Kenya [11][11]William Roger Louis, op. cit., p. 208-210..

10Sur le plan militaire, l’Afrique orientale allemande comptait quatorze compagnies, regroupant au total 260 cadres allemands et 2 472 tirailleurs. Le Rwanda et le Burundi étaient au début bien protégés, avec la 9e compagnie basée à Usumbura (au nord du lac Tanganyika) et la 11e compagnie à Kisenyi (au nord du lac Kivu). Mais, en vertu du plan de Lettow-Vorbeck que nous venons de voir, l’essentiel de ces forces fut retiré peu après l’éclatement de la guerre. Alors que les Belges, mal informés, croyaient qu’il y avait 2 000 hommes du côté allemand, la situation en octobre 1914 se présentait ainsi [12][12]Ibid., p. 211. Nous avons gardé les graphies allemandes de… :

Troupes allemandes dans l’Afrique orientale allemande en 1914

11En fait Belges et Allemands étaient en situation fragile. Le Congo en particulier était sur la défensive. Dès septembre 1914, le capitaine Max Wintgens, qui commandait les forces allemandes au Rwanda, mène une attaque sur l’île d’Idjwi, dans le lac Kivu. Plusieurs tentatives de contre-attaques menées contre lui à Kisenyi en 1914-1915 sont repoussées.

12Au Burundi, on assiste en janvier 1915 à une tentative analogue des Allemands pour donner le change sur leurs forces réelles. Le capitaine Karl Schimmer avait délégué ses tâches de résident au secrétaire Max Wentzel afin de diriger les forces armées locales sur la frontière du Congo. Le 12 janvier, il mène une attaque nocturne contre le poste ennemi de Luvungi, sur la rive droite de la Rusizi. Il a regroupé 15 militaires européens, 111 askaris et dispose de deux mitrailleuses. Mais l’opération, mal coordonnée et mal équipée (une mitrailleuse s’enraya !), est un échec total. Le résident Schimmer lui-même est tué [13][13]Archives africaines, Bruxelles, dossiers de la Force publique,…. Il dut être remplacé par l’ancien résident Erich Langenn von Steinkeller. Cette « drôle de guerre » avant la lettre a vite tourné au drame pour les Allemands du Burundi. La veillée d’armes va cependant durer encore un an et demi.

La guerre au Burundi - 1916

figure im2

2. L’offensive belge et la retraite allemande de 1916

La Grande guerre au Burundi s’est donc déroulée surtout durant l’année 1916 et plus exactement en juin de cette année, avec une offensive-éclair venue du Congo.

Un programme belgo-britannique

14Sur le terrain burundais, l’attaque a été belgo-congolaise. Mais en fait tout dépendait d’un accord global anglo-belge pour la conquête du nord-ouest de l’Afrique orientale allemande, entre les lacs Victoria et Tanganyika. D’octobre 1914 à février 1916, les contacts se succèdent entre les autorités du Congo belge et de l’Ouganda sous protectorat britannique pour définir une stratégie concertée [14][14]William Roger Louis, op. cit., p. 214-216..

15En mars 1916, le général Charles Tombeur, qui dirigeait la province du Katanga, est nommé à la tête d’un projet d’offensive dont l’objectif serait d’atteindre Tabora et de contrôler ainsi le chemin de fer allemand. Une rencontre a lieu à Lutobo le 6 février 1916, entre Tombeur et Fredrick Jackson, gouverneur de l’Ouganda. L’attaque est fixée à avril 1916, pour tenir compte de l’acheminement conjoint des moyens nécessaires. Elle sera en fait déclenchée en mai, à la fin de la grande saison des pluies dans la région.

L’offensive congolaise et la retraite allemande de juin 1916

16Au printemps de 1916, le rapport des forces était particulièrement inégal sur le front du lac Kivu et de la vallée de la Rusizi. Dans le secteur nord, celui qui concernait directement le Rwanda, les Belges disposaient de 5 200 hommes, 32 canons et 32 mitrailleuses, alors que le capitaine Wintgens leur opposait 55 Allemands, 600 askaris, 3 canons et 5 mitrailleuses. Dans le secteur sud, c’est-à-dire à l’ouest du Burundi, les Belges alignaient 2 500 hommes, 20 canons et 20 mitrailleuses, face au major Langenn qui disposait de 36 Allemands, 250 askaris, 2 canons et 3 mitrailleuses. L’avantage des Allemands était de bien connaître le terrain montagneux local. En revanche le problème des Belges était celui de l’approvisionnement et de la méconnaissance des deux pays.

17Le général Tombeur, qui commandait les forces belges, structura son offensive en deux brigades [15][15]Archives africaines de Bruxelles, notamment le rapport sur « la… : l’une devait traverser le Rwanda et l’autre, la « brigade sud », commandée par le lieutenant-colonel Frederik Olsen [16][16]Frederik-Valdemar Olsen, né au Danemark en 1877, recruté par…, devait déployer un mouvement « en éventail » en deux colonnes, respectivement par la plaine de la Rusizi en direction d’Usumbura et par le Rwanda pour traverser la haute Kanyaru en direction de Gitega.

18Le général Kurt Wahle, qui commandait les forces allemandes depuis Tabora, avait pour stratégie un repli en bon ordre vers le chemin de fer central, donc une évacuation rapide du Rwanda et du Burundi, pour éviter d’être pris en tenaille entre l’offensive belge venue de l’ouest et l’offensive britannique venue du nord en région de Bukoba. Les officiers allemands tinrent à résister, notamment le capitaine Wintgens au Rwanda. Mais les événements allèrent plus vite que prévu compte tenu du rapport des forces. Les Belges pénétrèrent au nord-ouest du Rwanda dès le 25 avril et occupèrent Kigali, chef-lieu de la résidence, le 9 mai. Wintgens dut faire rapidement retraite. Le 20 mai il arriva avec toutes ses forces et des centaines de fuyards à la mission de Save, au sud du Rwanda, où il fut rejoint par Langenn, son homologue du Burundi. Ils évacuèrent le Rwanda en direction du Burundi, en passant la Kanyaru à gué en plusieurs endroits autour du 25 mai [17][17]Jean Rumiya, Le Rwanda sous le régime du Mandat belge….

19Le 1er juin, Olsen entame sa progression « en éventail » vers Usumbura et Gitega.

20

  • Le 2e régiment (colonne du lieutenant-colonel Thomas), venu du nord de la plaine de la Rusizi, marche sur Usumbura le 5 juin. La rivière Mpanda est franchie le 6 juin : Kajaga, au bord du lac, est atteint à 14 h 30 et à 18 h le drapeau belge flotte à Usumbura, évacuée par les Allemands qui ont fait brûler les magasins. Le 14 juin la marche de cette colonne reprend vers Gitega. Elle parvient à la mission de Buhoro, au sud de Gitega, le 18 juin.
  • Le 1er régiment (colonne du major Muller), qui occupait Save depuis le 23 mai, franchit la Kanyaru le 1er juin. La mission protestante de Rubura, implantée dans les montagnes toutes proches, est aussitôt occupée. Le 6 juin ce régiment fait mouvement vers le sud en direction du domaine royal de Bukeye. Mais vers 8 h 30, il est soudain confronté à une position tenue par le capitaine Wintgens sur la haute colline de Kwogabami, où se trouvait aussi une petite mission protestante. Des tirs d’artillerie éclatent et l’accrochage dure jusqu’à la nuit. Puis l’ennemi, qui « est familiarisé avec les moindres sentiers indigènes » se retire. Deux ou trois militaires allemands et un belge y ont été tués, ainsi que plusieurs soldats africains.

21De nouveau le 12 juin, la colonne belge se heurte à une résistance des forces de Langenn et Wintgens déployées sur les hauteurs de Nyabiyogi, au sud-est de Banga. Un combat très violent, avec notamment des échanges nourris de mitrailleuses, a lieu durant sept heures, puis les Allemands font retraite. Ils ont perdu un officier [18][18]Probablement un lieutenant, ressortissant de l’empire… et 5 askaris ; un sous-officier de santé et un sergent noir ont été faits prisonniers. Du côté belge, 5 tirailleurs ont été tués et un sous-officier européen blessé. Ces chiffres donnent la mesure réelle de ces combats quand on les rapproche de ceux de la guerre en Europe à l’époque de Verdun. Mais cette stratégie offensive allemande, due essentiellement au capitaine Wintgens, n’a en rien ralenti l’avancée belge et ressemble plus à une manifestation de défense de l’honneur militaire [19][19]Sur ces deux combats, Archives africaines de Bruxelles,….

22Olsen prend le 17 juin Gitega, la capitale de la résidence, évacuée la veille par les Allemands qui l’avaient déclarée ville ouverte. L’État-major de la brigade sud s’y installe aussitôt, afin de regrouper ses forces avant de poursuivre vers l’est. Seul un bataillon repart aussitôt vers la mission de Muyaga, où il séjourne du 24 au 27 juin, avant de se joindre à la marche vers le centre commercial de Biharamulo, en direction du lac Victoria.

L’occupation belge et la poursuite de la guerre à l’est

23La conquête du Burundi a donc été effectuée en à peine trois semaines. Les forces allemandes ont pour l’essentiel battu en retraite. Dès le 13 juin, depuis Kigali, le général Tombeur pouvait écrire : « Le moment paraît venu de chercher à détruire l’adversaire » [20][20]Archives africaine de Bruxelles, Tombeur, 13.6.1916 (FP 2657,…. La guerre se poursuivit cependant encore plus de deux ans sur le territoire de l’actuelle Tanzanie, mais elle eut, nous le verrons, un impact récurrent sur la société burundaise.

24L’objectif fixé par le gouvernement belge en exil (implanté au Havre), était le contrôle d’Ujiji, c’est-à-dire du lac Tanganyika et du terminus du chemin de fer. En juillet la brigade sud contrôle la vallée de la Malagarazi, sur la frontière sud-est du pays, avant de progresser vers Ujiji. D’autre part, les postes du littoral burundais du lac Tanganyika sont occupés, Rumonge le 11 juillet et Nyanza le 15 juillet [21][21]Archives africaines de Bruxelles, Rapport de la Force publique…. Les possibilités de transport sur le lac font d’Usumbura une base utile. Depuis le 7 juin le lac était de fait contrôlé après le bombardement du petit cuirassé Graf Goetzen par un hydravion venu d’Albertville. Les Allemands le sabordent à la fin de juillet dans la baie de Kigoma [22][22]Le Graf Goetzen avait été lancé sur le lac Tanganyika en…. Enfin, en accord avec les Britanniques, le général Tombeur marche sur Tabora et le 19 septembre le drapeau belge flotte sur ce poste allemand, qui est alors un centre commercial et ferroviaire important.


5. L’impact de la conquête belge


À leur arrivée, les Belges devaient vivre sur le pays. Le comportement des troupes congolaises ne fit qu’aggraver le ressenti de cette occupation.

Cruelle déception chez les missionnaires

80En 1916 les Pères Blancs sont vus comme des « amis des Boches ». Nous lisons dans le diaire de Mugera en juillet 1916 :

81

Les Belges nous tiennent pour amis quand il s’agit d’avoir des renseignements. Ils nous font signer une déclaration de neutralité, à nos alliés ! Il faut leur rendre service pour se dire neutres : Comble ! À leurs yeux nous sommes au moins des demi-boches, puisque c’est boches que l’on dit maintenant et ils s’étonnent naïvement d’apprendre que nous avons vécu si longtemps en colonie allemande, sans en attraper un peu de vernis allemand. C’est très gentil de leur part !

82Les pères de Buhonga font plus crûment le même constat en juin 1916 : « nous sommes accusés d’être « pro-Boches » et emmenés prisonniers à Usumbura ». En fait cela dépendait beaucoup de la nationalité des missionnaires. Mais ce qui les indispose surtout, c’est ce que subissent les Barundi. Il s’agit des pillages et des violences des soldats congolais

83Les corvées déjà habituelles sous les Allemands se sont poursuivies sous les Belges. Le diaire de Muyaga signale par exemple le 7 décembre 1916 des transports de farine de sorgho vers un camp de 500 soldats près de Cankuzo. Mais, plus grave, on assiste à un débordement de violences de la part des soldats congolais, notamment de viols. Le diaire de Kanyinya note le 16 juin : « Ils fouillent les bananeraies, chassent les femmes et les filles, tuant des Barundi et des chèvres, vrais brigands à la débandade à qui personne n’ose faire des observations ni ramener à l’ordre. »

84À Muyaga, en octobre 1916, les missionnaires soulignent le caractère scandaleux de la situation d’impunité régnant dans cette armée d’occupation [59][59]Archives des Pères Blancs à Rome, Diaire de Muyaga, 26-29… : « Soldats sont très libres : envoyés dans bananeraies pour du bois ont toujours au moins un fusil et demandent des femmes, des femmes. Ont pris la sœur de Angelo, l’ont jetée à terre. Procès est fait en exprès ».

85Or, concluent-ils le 1er novembre 1916, le procès s’est terminé par une peine de « coups de chicotte » pour… le chrétien qui avait osé porter plainte ! Les histoires du même genre se multiplient. Les Pères Blancs ne tarderont pas à adhérer au nouveau pouvoir colonial. Mais les Barundi n’oublieront pas le poids des corvées du portage de temps de guerre, perçu comme annonciateur d’une nouvelle époque d’exploitation de leur travail.

L’effroi des Barundi : les horreurs du portage

86Les réquisitions de porteurs pour les colonnes militaires avaient commencé sous les Allemands, notamment lors de leur départ précipité vers l’Est africain. Jusqu’à cette date, l’administration excluait toute exploitation de la main d’œuvre burundaise hors de son pays. Le climat et l’alimentation, sur les terres basses des pays voisins étaient considérés comme des obstacles rédhibitoires [60][60]Hans Meyer, Die Barundi, Leipzig, 1916, traduction française,…. Or, on l’a vu, beaucoup de jeunes gens ont été recrutés de force et emmenés loin de chez eux en 1916. La tâche était épuisante : les charges étaient de 20 à 30 kg. Certains ont déserté dès le passage de la vallée de la Malagarazi, d’autres sont revenus plus tard par leurs propres moyens, beaucoup ne sont jamais revenus.

87L’enrôlement a été plus massif et plus brutal encore à l’arrivée des Belges. Citons simplement deux témoignages significatifs, recueillis au nord-est du pays

88

Ce sont les Belges qui ont tué surtout, notamment ceux qui refusaient de leur porter les paquets. Tu étais fatigué et on te tuait.. Le chemin était jonché de cadavres.
Là, je me suis évadé. Sur le retour je passais la nuit dans les arbres, pour éviter les fauves. Je suis finalement rentré à Rugari. D’autres partis avec moi ne sont rentrés qu’après deux ans. [61][61]Enquêtes de l’auteur, Bushahu, Muyinga 29.12.1916 et…

89En 1917 le Rwanda et le Burundi fournirent 20 000 porteurs pour la campagne de Mahenge, à l’est de Tabora. Les deux tiers n’en reviendront pas [62][62]Jacques Vanderlinden, Pierre Ryckmans, 1891-1959. Coloniser….

90Ce problème revient de manière récurrente dans les archives belges : le dilemme était de ne pas faire trop porter cette charge par la colonie du Congo et de résoudre une question vitale pour la progression des troupes. Le Burundi offrait, comme son voisin rwandais, un potentiel démographique bien tentant.

91Un rapport du service médical établi en novembre 1918 par le docteur Rodhain [63][63]Archives africaines de Bruxelles, Dr. Rodhain, Vernon (localité… sur la situation sanitaire des soldats et des porteurs est accablant. Le cas des Barundi et des Banyarwanda est souligné à cause de la rupture avec leur climat montagnard et avec leur alimentation à base de lait. Les cas de mortalité par dysenterie, malaria, méningite, etc., sont innombrables. Des échantillons pris dans quelques camps de porteurs sont éclairants. Par exemple en 1916 à Bangwe (près d’Ujiji), il y avait 731 hommes en mai 1917 : un mois après, on observe plus de 9 % de pertes (28 morts, 8 tués par des sentinelles) et 31 malades des poumons et de l’intestin. En juin 1918 au camp de Marongwe (Tanzanie centrale), il y avait 417 « montagnards barundi » : en deux mois ils se retrouvent 252, les autres ayant péri ou ayant dû être « réformés ».

92Dans leurs souvenirs, les témoins interrogés dans les années 1960 font un amalgame avec les violences coloniales ultérieures. Par exemple à Rugari [64][64]Enquêtes de l’auteur, à Rugari, 30.12.1966., on nous affirma que les gens avaient regretté le départ des Allemands, en disant : « Ces gens qui sont arrivés et qui parlent de cultiver des lopins obligatoires le bâton à la main… Par exemple celui qui a commencé à l’aube cultive toujours le terrain à cette heure [midi passé]… Quand tu te montrais récalcitrant, le fouet claquait ».

93De fait la guerre a marqué un tournant dans les consciences.

Conclusion : un tournant crucial dans l’expérience de la colonisation

Du provisoire au durable : la cristallisation du « Ruanda-Urundi »

94Dès le 27 mars 1916, le ministre des Colonies Renkin avait indiqué au général Tombeur le double objectif belge : occupation effective et création d’un début d’administration. Ce territoire occupé serait un gage pour les futures négociations de paix. Le 5 décembre 1916, le ministère au Havre prend un arrêté-loi qui organise l’administration du « Ruanda-Urundi » confiée à un Commissaire royal en la personne du vice-gouverneur général du Congo Justin Malfeyt. La nouvelle administration se calque sur les cadres allemands : Kitega, Nyanza, Rumonge et Usumbura sur le lac, auxquels s’ajoutent Muhinga, Mushiha, Ngozi et Nyakasu [65][65]Les transcriptions des toponymes ont changé sous….

95Au début, on ne sait pas vraiment si « l’Urundi » restera belge. C’est en septembre 1919 que Louis Franck, le nouveau ministre des Colonies, définit le schéma de l’administration indirecte, avec deux Résidences. Le futur mandat de la SDN confié Belgique sur le « Territoire du Ruanda-Urundi » se profile [66][66]Joseph Gahama, Le Burundi sous administration belge. La période….

Le traumatisme de la population

96Malgré une parodie de consultation des chefs à la fin de 1918, les Barundi n’ont eu qu’à accepter cette mutation politique. Le climat général est d’ailleurs pesant. Des famines et des épidémies (variole, grippe espagnole, méningite) suscitent des mortalités fortes entre 1916 et le début des années 1920 [67][67]Christian Thibon, Histoire démographique du Burundi, Paris,….

97Perplexité et résignation sont les sentiments dominants face à un événement qui vous échappe : « On n’avait pas à se battre, ni à réfléchir », selon un ancien porteur de Buhonga [68][68]Enquêtes de l’auteur, Segereti, Buhonga, 29.4.1967. ; et à Rugari, lors de l’enquête de décembre 1966 déjà citée :

98

  • Que pensaient les gens au départ des Allemands ?
  • Ce qu’ils pensaient ? mais que pouvaient-ils penser à ton avis ? Quand ils les ont vu partir, ils sont restés là, perplexes (gutegereza, « observer, guetter et réfléchir ») et se disant : « Et bien, puisque ceux-là partent, que les Blancs partent et qu’il en vient d’autres, nous attendons. Peut-être que eux aussi nous regarderont avec un œuil bienveillant, comme les premiers ». Quand ils sont arrivés, ils nous ont aussi maltraités, les deuxièmes.

99La philosophie politique des Barundi peut se résumer dans l’idée du changement dans la continuité. Les Belges sont devenus maîtres du pays (kwiganzira). On a dû se soumettre. « Les francs ont remplacé les roupies », nous dit Muzongira au nord-ouest [69][69]Enquêtes de l’auteur, Muzongira, Mparamirundi, 5.1.1967.. Un dicton revient souvent : ibihororo biherekejwe n’ibirayi, « les bihororo sont accompagnés à la porte de l’enclos par les birayi », comme à l’issue d’une visite. Ces deux mots kirundi relèvent du vocabulaire appliqué aux différentes robes des vaches. Les bihororo sont à dominante brun clair, les birayi présentent un pelage noir, deux couleurs qui renvoient aux uniformes respectifs des troupes coloniales : les askaris de la Schutztruppe en kaki et les Congolais de la Force publique en noir. Cette image suggère avec humour qu’en fin de compte des visiteurs en avaient chassé d’autres [70][70]Jean-Pierre Chrétien, Gitega, op. cit., 2015, p. 227..

100Nombre de commentaires vont dans ce sens à travers tout le pays. Au fond, il s’agissait d’une querelle d’Européens. « Nous n’avions à cœur que notre roi ». « On a fourni de la farine aux Allemands, puis nous avons été rendre hommage aux Belges ». « Rien d’autre à faire ». Les Belges ont aussi amadoué les chefs afin d’obtenir des travailleurs. On s’est « familiarisés » avec eux [71][71]Enquêtes de l’auteur, Mpeteye, Muramvya, 11.6.1968 ; Muzongira,….

101La succession des pouvoirs européens est assimilée aussi à la succession d’un chef, qui autrefois, recevait un nouveau domaine, « obtenait un pays » (gushikira igihugu). Il est question d’un « changement de paroles » (irindi jambo), ce qui renvoie à un dicton sur le tambour (symbole du pouvoir) qui reste, même si les baguettes donnent un autre rythme. Tout cela sans illusion : comme nous dit Kizuru, le témoin de la mort de Burwig à Muyaga, bwibwa tuburwaniyemwo, « nous avons combattu pour ce qui nous était déjà volé ».

Un marqueur dans la mémoire collective du pays

102La violence de cette rupture entre deux régimes coloniaux dans un climat de guerre a un mérite, celui de délimiter clairement dans les esprits une période, celle d’un « colonial débutant », correspondant à la période allemande et volontiers idéalisé. Le changement de pouvoir européen a pris le visage de la force des armes et, rétrospectivement, il est apparu comme annonciateur de la violence des contraintes vécues ultérieurement. Cette césure chronologique n’est donc pas seulement un outil facile pour la périodisation de l’histoire contemporaine du Burundi, elle a aussi marqué réellement la mémoire collective de la population.

d- Les hydravions belge au lac Tanganika

 Nous sommes permis de reproduire ici ce très bon texte de JP Sonck. Magnifiquement documenté, il ne lui manque que des photos d'illustr...